EsperantAmo : Gian Carlo et Ada

Cet article est une interview de Gian Carlo Fighiera à propos de son histoire avec Ada Sikorska, son épouse qu’il a rencontré grâce à l’Espéranto. Gian Carlo et Ada sont deux figures importantes du mouvement espérantiste : Gian Carlo pour son implication dans diverses organisations espérantistes, et Ada pour son travail au sein de la revue « la Heroldo de Esperanto ». Leur histoire n’est pas seulement une histoire d’amour, c’est aussi une histoire du mouvement espérantiste contée par un homme dont la vie personnelle a été marquée par son engagement en Espérantie à l’international.

EsperantAmo est un projet d'EKC dans lequel des espérantistes racontent leurs histoires d'amour ayant eu lieu grâce à l'Espéranto, en Espérantie ou par la langue Espéranto. Pour en apprendre davantage et participer, consultez la page du projet EsperantAmo !

Jade : Cher Gian Carlo, il est connu que l’Esperanto a joué un rôle important dans votre vie de famille. Pourriez vous vous présenter ?

Je m’appelle Gian Carlo Fighiera, j’ai 93 ans et je suis italien. Espérantiste depuis 1947, j’ai agi pour l’Espérantie chaque jour depuis cette date, et je suis maintenant membre à vie et membre honoraire de l’UEA.

Je suis né à Torino, en Italie, dans la région Alpine proche de la frontière française. Je parle la langue piémontaise, ainsi que l’italien, l’Espéranto et d’autres langues.

Jade : Tout d’abord, nous voudrions en entendre davantage sur votre entrée dans l’Espéranto et votre vie d’espérantiste.

J’ai appris l’existence de l’Espéranto par le biais d’un camarade de classe, et j’ai tout de suite été enthousiasmé par ces idéaux universalistes. Après avoir appris la langue en autodidacte, j’ai commencé à m’impliquer dans le mouvement en organisant des cours, des conférences, des congrès et d’autres actions, à l’échelle locale et nationale. Ensuite, en tant que vice-président de la Fédération Italienne d’Espéranto, j’ai fondé entre autres le Bureau d’information, dont le bulletin (Notizario Internazionale) a atteint des centaines de journalistes italiens. Pendant la même période, j’ai co-fondé la IEJ-n (Jeunesse Espérantiste Italienne)

Arrivèrent les années 50, années de la pétition pour l’Espéranto, envoyée aux Nations Unies par l’UEA, à l’origine de la Résolution de Montevideo en 1954 (Ndlr : résolution qui recommande que l’UNESCO suive et soutienne le développement de l’Espéranto). Mon travail en Espérantie s’est intensifié, et en 1955 l’UEA m’a employé en tant que Konstantan Kongresan Sekretarion (KKS) (« Secrétaire du Congrès Permanent »).

Il faut préciser qu’à l’époque, le mode d’organisation des Congrès Universels différait de celui d’aujourd’hui. Le Comité Local (Loka Komitato), constitué de bénévoles généralement inexpérimentés, organisait les Congrès sur place. L’UEA mettait alors à leur disposition un.e fonctionnaire nomade et expérimenté.e (le KKS) qui s’implantait dans la ville du Congrès onze mois avant le début de celui-ci, et y restait jusqu’à la fin de l’évènement. De nos jours, le KKS gère l’organisation du Congrès Universel depuis le siège de l’UEA à Rotterdam, et le LKK aide seulement avec les demandes locales.

Voilà pourquoi pendant six ans, entre 1955 et 1961, j’ai voyagé d’une ville de Congrès à l’autre en tant que KKS. Chaque fois, je restais une année dans différentes villes : Copenhague, Marseille, Mayence, Varsovie, Harrogate, Bruxelles. Je me rappelle avec plaisir la création du Congrès des Enfants, qui existe encore aujourd’hui, à Copenhague en 1955.

Jade : Où a eu lieu votre première rencontre avec Ada ?

Mon souvenir le plus marquant est celui du Jubilée du Congrès Universel à Varsovie en 1959 (avec plus de 5000 participants), auquel Ludoviko Zaleski-Zamenhof, petit-fils du créateur de l’Espéranto expatrié en France, participait aussi en tant que membre du LKK.

Un comité de presse, constitué en grande partie de journalistes professionel.le.s, faisait alors partie du Comité Local (LKK). Parmi elleux se trouvait Ada Sikorska, rédactrice de l’émission quotidienne en Espéranto à la radio polonaise et vice-présidente de la société Espérantiste de Varsovie. Elle avait appris notre langue avec le célèbre poète espérantiste hongrois Julio Baghy, qui lui avait transmis cette passion pour la vie.

Ada et moi pouvions interagir seulement en Espéranto, notre seule langue commune car, à part l’italien, je ne connaissais que le français, et elle seulement le polonais et le russe. Du début à la fin, notre relation a eu lieu en Espéranto, et nous avons utilisé uniquement la langue internationale entre nous pendant 36 ans, jusqu’à sa mort en 1996.

Comme a écrit Raymond Shwarz, « Esperanto fariĝis „edz-peranto“ (ndlr : jeu de mot avec « Esperanto » et edz-, début du mot « edziĝo » signifiant « mariage »). La mariage a eu lieu à la mairie de la ville de Congrès suivante, Bruxelles, et a donné lieu à une situation assez loufoque. En essayant de me faciliter la vie, la magistrate a mené la cérémonie en italien, qu’Ada ne comprenait : je devais tout lui traduire en Espéranto, et lui suggérer ses réponses. La cérémonie fut suivie d’une fête mémorable où de nombreu.ses espérantistes de Bruxelles, d’Anvers et d’ailleurs étaient convié.e.s.

Ada Sikorska et Gian Carlo pendant leur mariage à Bruxelles, en 1960.

Jade : Vous avez ensuite vécu 17 ans à Bruxelles où vous et Ada avez travaillé pour l’un des plus emblématiques journal espérantiste …

Après avoir quitté ma fonction de KKS, j’ai été nommé au poste de vice-secrétaire général d’une ONG, la FUAAV (Fédération Universelle des Agences de Voyages), pour laquelle j’ai organisé des congrès réunissant jusqu’à 1400 personnes sur les cinq continents, de Hong-Kong à Miami en passant par Abidjan.

En tout, nous avons passé 17 années à Bruxelles (de 1961 à 1978), entouré.e.s des Espérantistes local.es avec lesquel.le.s nous nous réunissions régulièrement.

A cette époque, Ada était rédactrice en chef de la plus importante des gazettes Espérantistes, l’Heroldo de Esperanto“, publié environ une fois toutes les trois semaines, et fondée en 1920 par Teo Jung. La revue avait l’apparence d’un journal quotidien : Ada a beaucoup enrichi l’aspect graphique de la revue, et a créé de nombreuses nouvelles rubriques. Je l’aidais dans son travail : l’espéranto nous réunissait, dans la vie professionnelle comme dans la vie privée. A la maison, aucun de nous n’imposait à l’autre sa langue maternelle : l’Espéranto était notre langue neutre, librement choisie pour les valeurs qu’elle porte. Au travail, je parlais évidemment la langue locale officielle (français, anglais, espagnol), mais à la maison Ada et moi ne conversions qu’en Espéranto, même après qu’elle ait appris le français.

Jade : Qu’est-ce qui vous a poussé à déménager à Madrid ?

En 1978, l’OIG (Organisation Internationale Gouvernementale) MTO (Monda Turisma Organizo), localisée à Madrid, m’a proposé un poste dans l’équipe organisatrice de la Conférence Internationale sur le Tourisme (Manille, 1980).

Le contrat devait durer deux ans, mais il a ensuite été rallongé jusqu’à 10 ans. A Madrid, Ada et moi vivions en collaboration avec les espérantistes local.es. Pendant la journée j’étais un fonctionnaire sérieux, et la nuit j’allais coller dans les rues des affiches pour des cours d’Espéranto.

J’ai découvert avec surprise que le représentant de la Hongrie à la conférence de Manille, Marton Lengyel, était également espérantiste. Ensemble et en cachette (car, en tant que fonctionnaire, je n’avais pas le droit d’afficher mes opinions politiques), nous avons préparé une résolution favorable à l’Espéranto, grâce à laquelle notre langue a été mentionnée dans la déclaration officielle envoyée aux états-membres.

A Madrid, Ada continuait à travailler pour « l’Heroldo ». Curieusement, la gazette était imprimée dans la presse de la prison d’un village proche, Alcalà de Henares, où les prisonniers pouvaient librement travailler à l’imprimerie en échange d’une réduction de peine.

Il est inutile de préciser que, si nous parlions espagnol à l’extérieur, nous parlions toujours Espéranto entre nous.

Jade : Et la dernière étape, le retour à Turin …

Selon les règles de la MTO, en 1988, âgé de 60 ans, j’ai du prendre ma retraite. Avec Ada, entre-temps devenue membre honoraire de l’UEA, nous sommes revenu.e.s dans ma ville natale, Torino. Ma mère, alors encore vivante, a appris l’Espéranto pour parler avec Ada.

« L’Heroldo » a adopté un fonctionnement plus moderne : la composition et la mise en page de la gazette étaient faites sur ordinateur de A à Z par Ada, et l’imprimerie recevait directement les numéros à imprimer sur un disque. La modernisation de la revue a permis à Ada de déployer complètement ses talents professionnels, notamment en ce qui concerne le graphisme. Par exemple, ses numéros illustrés publiés non pas après, mais pendant le Congrès Universel, sont devenus célèbres. Depuis la ville de congrès, Ada me faxait plusieurs fois par jour des rapports du congrès, des textes des conférenciers, des interviews etc. Moi, resté à la maison, je triais et relisais les différents textes. En rentrant le soir, Ada revoyait le tout et ajoutait des photos prises par elle-même. Avec cette méthode, « L’Heroldo » était publié en un temps record, des semaines avant le rapport officiel du congrès de l’UEA.

Nous étions proches du Torina Esperanto-Centro, au programme duquel nous collaborions.

Notre vie commune à Turin n’a malheureusement duré que huit ans, car en 1996, Ada – âgée de 67 ans – est morte d’une maladie incurable. J’ai raconté ses derniers mois à l’hôpital, marqués par l’usage permanent de l’Espéranto, dans la brochure „La lastaj tagoj de Ada, Aduŝka“, publiée par l’UEA. Suivant ses dernières volontés, Ada a été incinérée : avant la cérémonie, son corps était couvert par les drapeaŭ polonais et espérantistes.

Gian Carlo et Ada travaillant ensemble, en 1961.

Merci beaucoup à vous, Gian Carlo, pour nous avoir parlé de l’amour de votre vie, et le rôle de l’Esperanto dans votre histoire.

Ressources

  • Vous pouvez suivre la revue « Heroldo de Esperanto » sur leur page Facebook.
  • Vous pouvez lire le compte-rendu de la Conférence Internationale sur le Tourisme de Manille ici. L’Espéranto est mentionné à la page 30.
  • Le livre « La lastaj tagoj de Ada, Aduŝka » est trouvable ici.