Langues de communication, langues standards et langues construites

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Cet article traitera de langues de communication et de langues véhiculaires, ainsi que de la manière dont les langues évoluent ou sont modifiées par des institutions pour permettre la communication entre les peuples. Nous discuterons de Lingua Francas, de langues standardisées et de la dimension politique de la planification linguistique. Enfin, nous discuterons des Interlangues et des langues dites “schématiques” comme l’Esperanto. Il a été écrit à partir du Radioelsendo n°235 Spécial Langues que vous pouvez trouver ici

Les humains cherchent toujours un moyen pour communiquer avec leurs voisins : nous discuterons ici des différentes solutions trouvées au cours des siècles pour surmonter les barrières linguistiques. 

LINGUA FRANCA ET COMMUNICATION

Une Lingua Franca est une langue de communication utilisée entre des populations dont les langues natives ne sont pas mutuellement intelligibles. Il peut s’agir de langues orales, principalement utilisées pour le commerce, ou de langues écrites. Jusqu’au 18ème siècle, le Latin classique remplissait ce rôle dans toute l’Europe. La lingua franca utilisée dans une région peut être une langue complètement différente des langues parlées dans cette zone. Aujourd’hui, c’est l’anglais qui fait office de Lingua Franca à l’international dans les sciences, la politique, le commerce et beaucoup d’autres domaines. Certaines régions du monde où la diversité linguistique est très élevée ont des Linguas Francas locales pour faciliter la communication et le commerce à l’échelle régionale, comme c’est le cas par exemple du Swahili en Afrique de l’Est. 

Une langue de communication est une langue partagée : elle n’est pas seulement utilisée par des locuteurs natifs, et ses locuteurs vont en permanence la faire évoluer et la modifier afin d’optimiser la communication avec les autres locuteurs non-natifs. C’est le cas de l’anglais aujourd’hui : bien que ce soit l’Anglais britannique standard qui soit enseigné dans le monde entier, on constate que l’Anglais utilisé dans le monde du tourisme, des affaires ou des échanges internationaux est souvent une version modifiée de la langue que certains nomment le “Globish”, la langue globale – très différente de l’Anglais britannique ou américain

LANGUES MODIFIÉES ET STANDARDISÉES

Créer un pont, une Lingua Franca, pour communiquer avec son voisin est une tendance naturelle qu’auront les individus en situation de communication. Lorsque ces changements linguistiques sont menés par des institutions ou des nations à l’intérieur de leurs territoires, on parle alors de planification linguistique, qui vise à consciemment implanter des changements dans la langue. Ces modifications peuvent porter sur une langue déjà fortement standardisée, avec pour but d’élargir et de dé-figer certaines de ses structures, par exemple en introduisant la possibilité d’écritures inclusives en français. A l’inverse, la planification linguistique peut avoir pour but de créer, à partir de plusieurs dialectes répartis sur un territoire, une seule langue standard, comme ça a été par exemple le cas pour le Turc moderne.

Peu après l’avènement de la République Turque en 1923, son président Mustafa Kemal Atatürk crée la Türk Dil Kurumu, l’Association de la Langue Turque, chargée d’étudier la langue, d’éditer des dictionnaires et de publier des recommandations linguistiques. En 1932, cette institution lance une grande réforme linguistique visant à remplacer les mots d’origines Arabes et Perses dans la langue par des mots aux racines Turques, en s’appuyant sur certains dialectes jugés “plus turques” que d’autres. La réforme est menée avec succès, à tel point qu’un des discours célèbres d’Atatürk prononcé en 1927, est retraduit en 1963, 1986 et 1995 pour rester compréhensible par les locuteurs de ces époques.

Les réformes linguistiques menées sur le Turc sont des réformes politiques avant tout. La République de Turquie fondée en 1923 est une république séculaire inspirée par les structures nationalistes Européennes où l’un des fondements de l’unité de la nation est l’existence d’une langue commune, unique, parlée par tous et bien différente de celles des nations voisines. Cette nouvelle vision d’une langue turque unique et appartenant à la nation s’oppose à la diversité linguistique qui existait dans l’Empire Ottoman avant sa chute en 1923. On passe d’un modèle où une variété de territoires, de cultures, de religions et de langues font partie d’un système économique commun à un modèle nationaliste où ce qui fait partie de la Turquie doit être Turc, avoir une identité turque. C’est à ce moment qu’émerge LE Turc en tant que langue standard et nationale, nettement séparée de l’Arabe et du Perse dont l’influence linguistique présente en Turc Ottoman est rejetée. 

Lorsque le changement linguistique devient planification, celui-ci est nécessairement politique : qu’il s’agisse d’écritures inclusives, de “purification” de la langue, d’unifications ou de séparations de dialectes apparentés … Tout cela fait écho à des objectifs et des idéologies extra-linguistiques, qui sont implantés dans la langue via des politiques linguistiques fonctionnant plus ou moins .

LANGUES CONSTRUITES

Jusqu’ici, nous avons seulement parlé de ce que l’on appelle des langues “naturelles” (l’anglais, le swahili, le turc …). En linguistique, on sépare traditionnellement ces langues naturelles – celles que l’on apprend de nos parents, qui ont évolué par elles-même – des langues construites, qui sont créées de toute pièce par une personne ou un groupe de personne. Pourtant, la séparation entre ces deux notions n’est pas si clair. La plupart des langues modernes sont passées par plusieurs processus de modifications menées par des institutions, et les langues “standards” (ce qu’on appelle l’anglais, le français, l’italien et qu’on apprend à l’école) sont des abstractions, des conventions qui ne correspondent pas à la réalité des variations linguistiques existant dans toutes les langues.

On peut alors considérer que la distinction entre langue construite et langue naturelle n’est pas binaire mais se fait davantage sur un spectre, un continuum, avec à un extrême des langues naturelles n’ayant jamais subi de réformes linguistiques conscientes et politiques (en existe-t-il même?) et, à l’autre, des langues construite de toutes pièces et régulées à l’extrême, presque un langage mathématique. Entre les deux, nous trouvons nos lingua franca, nos langues standardisées comme le Turc ou le Français moderne, et les langues construites dont nous parlerons ci-dessous.

Les langues construites mentionnées ici sont des langues de communication. L’idée d’une langue de communication universelle ou internationale existe depuis longtemps, mais c’est au 19ème et 20ème siècles que naissent le Volapuk puis l’Esperanto, les premières “langues construites” modernes. On distingue deux principaux types de langues construites, qui correspondent à différents types d’idéaux politiques. 

On distingue les langues construites dites naturalistes des langues construites dites schématiques. Pour faire bref, une langue construite naturaliste est une langue dont les structures, le vocabulaire et les sons, cherchent à imiter le plus possible des langues naturelles. Ce sont des langues qui vont contenir, par exemple, des irrégularités grammaticales, des variations dans les sons ou des irrégularités orthographique. A l’inverse, une langue schématique, bien qu’elle puisse se baser sur des racines lexicales existantes, va chercher la simplicité, la régularité et la logique davantage qu’un aspect “naturel”. 

LES INTERLANGUES

Les interlangues sont un type de langue construite naturaliste qui se basent sur les traits communs d’un groupe de langues, par exemple les langues Latines ou les langues Germaniques. 

En 2006, Vojtech Merunka et d’autres lancent le projet d’une langue Interslave, qui a aujourd’hui une grammaire et un dictionnaire en ligne, et plusieurs apprenants qui échangent sur les réseaux sociaux. Le vocabulaire de l’Interslave essaie de coller le plus possible à ce qui est commun dans toutes les langues slaves. La langue est naturaliste car elle conserve et reproduit des structures linguistiques typiques des langues slaves. L’Interslave possède par exemple un système de déclinaisons avec sept cas différents, qu’on retrouve dans la majorité des langues Slaves. Cela signifie que pour chaque mot, on ajoute à sa racine une terminaison différente selon son genre, son nombre mais aussi sa fonction dans la phrase (nominatif, accusatif, datif ….). Les seuls domaines où l’Interslave a un système plus régulier et simplifié que celui des langues Slaves naturelles sont ceux où les langues Slaves existantes diffèrent beaucoup, par exemple la conjugaison des verbes et les différents temps verbaux.

L’Interslave met en lumière les points communs linguistiques entre les langues slaves et, en promouvant cette langue, c’est aussi une certaine idée d’une “identité Slave” et d’un héritage commun qui est donnée par son créateur. Ce projet linguistique vise à s’opposer à la domination politique, économique et linguistique du Russe dans cette région du monde. Finalement, l’Interslave a pour but de faciliter la communication et de créer une nouvelle unité régionale passant par la langue. 

LANGUES SCHÉMATIQUES

Les langues schématiques sont des langues s’éloignant très largement des langues naturelles au profit de la régularité et de la simplicité. La plus connue des langues construites est l’Espéranto, créée en 1887 par Zamenhof. L’Esperanto est une langue basée sur un lexique indo-européen : on y reconnait facilement des mots d’origine latine, germanique ou slave. Pourtant, l’Espéranto est une langue schématique : ces mots sont transformés et incorporés dans un système linguistique dont la régularité, la symétrie et la logique n’ont pas d’équivalent dans les langues naturelles d’Europe. Par exemple, l’Espéranto fonctionne avec un système d’opposition utilisant le préfixe ‘mal’ : “bona” signifie “bon”, et “malbona” “mauvais” ; “dekstra” signifie “droite” et “maldekstra” signifie “gauche”. Là où la plupart des langues naturelles vont avoir des formes complétives, c’est-à-dire des mots complètement différents, pour décrire ces oppositions, l’Espéranto fonctionne avec un système de préfixes. Une telle stratégie linguistique permet d’exprimer des idées complexes avec une base de lexique assez minimale, et d’intégrer rapidement le sens de beaucoup de mots grâce a la régularité du système de préfixes. 

Ce choix de transformer et schématiser les langues européennes pour créer l’Espéranto reflète les idéaux politiques de Zamenhof. Sa langue, en étant la langue de personne, devient la langue de tout le monde. Celle-ci ne peut être affiliée directement à aucune langue et surtout à aucune nation existante. Enfin, ce type de structures rendent l’Espéranto très accessible dans l’apprentissage de sa grammaire. En terme de lexique, la règle stipulant que des racines internationales doivent être choisies en priorité pour créer de nouveaux mots permet de garantir que la langue reste facilement compréhensible pour la grande majorité des apprenants. L’Esperanto est donc un outil de communication transnational et neutre, jusque dans ses structures linguistiques. 

POUR ALLER PLUS LOIN :

  • Sur les linguas francas, mais aussi les Créoles et les Pidgins, voir les travaux de Salikoko Sangol Mufwene.
  • L’Interslave : le site de l’interlangue et sa page Wikipedia
  • Ressources sur la grammaire et les structures linguistiques de l’Esperanto : lernu.net