Linguisticae: dans les coulisses de ses vidéos sur l’espéranto

Nous avons eu la chance de pouvoir poser quelques questions à Romain, créateur de la chaîne YouTube de linguistique qui porte bien son nom : Linguisticae. Il consacre à l’espéranto cinq vidéos très bien documentées et au montage admirable. Retour sur ce projet.

Intervjuo de Romain, lingvista videoblogisto kiu kreis la videokanalon Linguisticae kaj 5 tre interesajn videojn pri Esperanto (li parolas en la franca sed esperantaj subtekstoj estas disponeblaj). La unua video estas pri la genezo de la projekto kaj L. Zamenhof, la dua temas pri la konkuro kun la volapüka lingvo kaj li saltas en la nuntempon en franca liceo kie estas kurso de Esperanto, la tria video fokusas la francan periodon kaj la unuan mond-militon, la kvara la faŝismojn kaj la novan impulson danke al la reto kaj finfine, la kvina video koncernas la nunan situacion en Europ-Unio kaj la potencialo de la internacia lingvo.

Retrouvez les vidéos ici

Retrouvez des extraits de l’interview de Romain lors de l’émission Esperanto-Magazino 145

 

Comment as-tu lancé ta chaîne YouTube ?

J’ai lancé ma chaîne YouTube par accident, je venais de mettre fin à mon activité professionnelle, j’étais étudiant et je travaillais à mi-temps. Au départ, c’était un blog sur la linguistique. Avec l’effervescence du format vidéo dans la vulgarisation, c’était le moment, je suis même arrivé un peu tard, mais il n’y avait pas beaucoup de concurrence donc je suis rapidement devenu la 1ère chaîne et j’en ai fait mon activité principale…

Quel est ton parcours ?

J’ai obtenu une licence à Dijon en LLCE (langue, littérature et civilisation étrangère) en allemand puis j’ai suivi l’option FLE (Français Langue étrangère, qui permet d’enseigner le français à des non-natifs) pour plus d’ouverture dans cette filière. Je suis ensuite parti à Vienne où j’ai suivi de nombreux cours de master en linguistique historique et indo-européenne pendant 3 ans. Je n’ai pas obtenu le diplôme correspondant parce que je n’ai pas rendu de mémoire ; je travaillais déjà sur la chaîne et le travail d’un mémoire en Autriche demande à peu près autant de travail qu’une thèse en France. En réalité les portes du monde universitaire se sont ouvertes grâce à la chaîne.

Quand as-tu entendu parler de l’espéranto pour la première fois ?

J’en ai tout de suite entendu parler sur internet. J’ai essayé de l’apprendre plusieurs fois, sur IRC notamment. Je comprends globalement mais je manque cruellement de pratique et aujourd’hui, je n’ai pas vraiment le temps de m’y mettre vraiment. Au Benelux, j’avais un traducteur pour mes interviews mais je comprenais l’essentiel du message, il m’aidait pour des points spécifiques.

L’espéranto m’intéresse en tant que projet et en tant qu’histoire. On peut d’ailleurs la comparer avec celle du néo hébreu, qui est aujourd’hui la langue officielle en Israël et personne ne dirait aujourd’hui qu’il ne s’agit pas d’une langue. A l’époque pourtant, c’est ce qu’on en disait quand seulement une dizaine de familles la parlait.

Je voulais parler de l’espéranto depuis le lancement de ma chaîne. J’ai été contacté par les organisateurs du congrès du Benelux en 2016 donc j’ai sauté sur l’occasion… J’avais déjà plus ou moins l’idée de ce que je voulais faire donc j’en ai profité pour faire des interviews…

Si tu devais faire une synthèse de tes 5 vidéos sur l’espéranto…

Je reviens sur l’histoire de l’espéranto et de son créateur, la genèse du projet, la vie du projet à l’époque de la vie de son créateur, la situation à sa mort, l’espéranto pendant l’entre deux guerres, sur le fait que ce que véhicule l’espéranto a pu être la cible d’attaques politiques et l’est encore aujourd’hui. J’aborde aussi la question de l’avenir de l’espéranto, le rapport à la jeunesse, le renouveau apporté par à internet… À une époque, les communautés espérantistes étaient déjà plus ou moins faites alors qu’aujourd’hui, Internet amène de nouvelles personnes et rassemblent des gens qui n’ont rien à voir…  Ces échanges sur internet sont d’ailleurs bien distincts des congrès. Il y a comme une fracture générationnelle entre deux mondes de l’espéranto…Je parle aussi du rapport de l’espéranto à l’Europe : selon moi, avant toute chose, l’espéranto est fait pour l’Europe plus que pour le monde. D’un point de vue structurel, elle répond essentiellement à un besoin en Europe. Mais tant mieux s’ils se l’approprient ailleurs, je sais notamment qu’il rencontre un certain succès en Asie.

Quand j’aurai le temps, je regrouperai ces 5 vidéos sur l’espéranto en une très grande vidéo. Il m’a fallu beaucoup de temps pour les réaliser, cela m’a demandé énormément de travail d’animation et de travail graphique.

La démarche a vraiment été de dire tout ce qu’on ne dit pas dans les médias (que des vieux, ils sont pas beaucoup…) Pour que peut-être, cela donne à certaines personnes l’envie d’aller au contact de cette communauté…

Dans la dernière vidéo, tu parles de politique linguistique…

Oui, à l’origine, dans l’UE (qui est, rappelons-le, récente à l’échelle des temps linguistiques), un tiers des documents est rédigé en anglais et les deux autres en français et en allemand. Aujourd’hui, la plupart des documents sont rédigés en anglais. La politique linguistique apparaît alors comme une politique subie, mais s’il y avait un politique linguistique décidée, l’espéranto serait un choix rationnel de tous les points de vue, qui aurait des applications dans le domaine de la culture et dans l’économie. C’est d’ailleurs l’argument qui a fait changer de vision aux gens à partir du moment où le point de vue économique entre en compte…

Mais dans la dernière vidéo, il y a une part énorme d’analyse personnelle, je fais des projections et je propose des axes de réflexion qui me semblent vraisemblables.

Comment as-tu procédé dans tes recherches ?

J’ai lu beaucoup de livres, pour et contre l’espéranto. J’avais plusieurs ouvrages chez moi (dont celui d’Akira Okrent : In the Land of Invented Languages) dans lequel elle explique qu’elle rencontre des espérantistes natifs : parmi eux, un homme dont le père est danois a pris son accent et a du mal à se faire comprendre. J’évoque d’ailleurs la problématique des natifs, souvent utilisée pour justifier le fait que l’espéranto est bien une langue. Il y a également un ouvrage que je n’ai pas pu crédité car j’ai oublié son titre mais il a été publié en 1917 par un russe, en espéranto. Je l’ai consulté à l’université de Vienne, c’est un ouvrage sur les langues construites écrit en espéranto : il donne notamment des indications sur la perception de l’espéranto à cette époque, lorsqu’il était encore en effervescence.

La version allemande de Wikipedia a également été une bonne base de recherche.

Depuis le début du projet, j’ai été en contact avec des espérantistes. La communauté a d’ailleurs sous-titré les 5 vidéos bénévolement… J’aurais voulu faire un geste mais je n’ai presque rien gagné sur ces vidéos.

Et pour le montage ?

L’écriture m’a pris pas mal de temps mais c’est surtout le travail d’infographie qui a été long. Il y a très peu d’images sur internet, j’ai reconstitué la plupart des images qui apparaissent dans les vidéos car souvent elles étaient trop petites, pixellisées… Je ne suis pas graphiste de métier mais il a fallu créer énormément d’images qui n’existaient pas autour de l’espéranto et qui permettent de donner une profondeur au propos. Je voulais vraiment des images qu’on a jamais vues nulle part… On n’y fait pas forcément attention mais 2 secondes de vidéo m’ont parfois demandé plus de 20 h de travail. J’ai essayé de tout faire au millimètre, pour le son comme pour l’image. En tout pour le montage j’ai dû passer 3 mois tous les jours dessus. C’est la plus grosse série de vidéos jamais faite sur la chaîne.

Que retiens-tu de cette année de travail ?

J’ai appris plein de trucs ! J’ai été très surpris quand j’ai été contacté par un lycée à Chaumont en Haute-Marne, un département qui se dépeuple, pour me proposer d’assister à une classe d’espéranto qui marche de ouf avec un public très intéressé, où la langue est enseignée de façon pragmatique. Je ne pensais pas qu’il y aurait de l’écho chez les jeunes parce qu’il y en avait très peu dans le congrès du Benelux…

J’ai aussi appris que les espérantistes ne sont pas forcément tous de gauche. Autrefois les espérantistes ont pu recevoir un soutien politique mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. S’il y avait un personnage politique qui le défendait, ça changerait beaucoup de choses (l’hébreu s’est imposé par une rencontre entre la volonté populaire et la volonté politique)

Peut-être qu’un futur espérantiste notable, politicien ou influenceur donnera une voix à l’espéranto dans le paysage médiatique…

D’un point de vue historique, j’ai beaucoup appris sur son succès en URSS, son interdiction, l’envoi au goulag d’espérantistes mais aussi son rôle pendant la Seconde Guerre mondiale, avec des échanges entre les camps grâce à l’espéranto et les espérantistes prisonniers de guerre…

 « Un paradoxe qui énerve les espérantistes »

Une chose que j’aime bien rappeler et qui énerve les espérantistes c’est un paradoxe, chez certains espérantistes : dans l’optique universaliste, il y a des règles, qu’il faut respecter et qui rendent la langue simple, pour autant il y a de la variation : ‘les italiens qui utilisent un certain préfixe ou suffixe… ». Je pense que « l’espéranto aura gagné quand il se sera affranchi de son cadre de la simplicité ». La langue varie d’elle même, elle prend la tangente et c’est d’ailleurs le meilleur signe de santé de l’espéranto. Mais cette variation est en contradiction avec les règles du Fundamento, peut être qu’il devrait-être redéfini ? Pas sûr que les espérantistes soient pour. Il faudra que l’espéranto fasse le choix de maintenir ses règles à tout prix (avec peut-être le développement d’un parler populaire mal considéré comme c’est le cas en français) ou de faire le deuil de l’universalité et d’accepter un lot d’exception…

La variété apporte de la richesse, elle permet aux gens de se distinguer, et elle ferait taire tous ceux qui disent que l’espéranto est trop simpliste.

« Une de mes plus grandes craintes : décevoir les espérantistes »

Quand j’ai demandé à interviewer des espérantistes pendant les congrès, notamment des personnes connues au niveau international, certaines n’ont pas voulu par peur d’être ridiculisées alors que ce n’était absolument pas mon idée ni mon envie. Je remercie énormément ceux qui m’ont fait confiance et j’espère qu’ils ne se sont pas sentis trahis. J’ai énormément de messages positifs, j’ai déconstruit autour de cette langue. Ce qui me fait chaud au cœur : quelques personnes, qui me disent : j’avais des clichés dessus, où est-ce que je peux l’apprendre ? se lancent grâce à ces vidéos, peut être une centaine à l’échelle nationale

Parle-nous de ton livre :

C’est mon premier livre autoédité. J’avais discuté avec de nombreuses maisons d’édition mais elles voulaient quelque chose de différent pour toucher un public plus large et être sûres de vendre mais ça me ressemblait moins, alors que là, le produit fini me correspond véritablement. C’est un livre de vulgarisation, tout commence par mon rapport avec la linguistique et la littérature, deux choses liées dans la tête des gens alors qu’éloignées en réalité. Les chapitres peuvent être lus de façon indépendante, et les thèmes sont variés : sexisme, eurocentrisme, relativisme culturel sociolinguistique, linguistique historique… C’est pas du tout un bouquin de linguistique générale. Je défends la linguistique et sa raison d’être, c’est pas du tout acquis pour tout le monde que ce domaine scientifique existe, que la vision qu’on a de la langue est construite, qu’elle ne va pas de soi… Je reviens sur le langage sms, la langue des cités, des jeunes : en quoi elles sont des innovations d’un point de vue linguistique et pas juste des jeunes qui ne savent pas parler…

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Bonus

« Ce que j’ai adoré à Toulouse, c’est le fait qu’il y ait l’occitan dans le métro »

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